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une histoire de marin...

Publié le par Narrateur de jeu

      Le brouhaha de la salle enfumée de l'auberge du Rat qui Pète fait lentement place au silence le plus complet. Tous les regards se tournent vers le vieil homme, maigre et ratatiné, qui se tient debout au comptoir. Son visage rouge de chaleur est marqué par des années d'une consommation immodérée de rhum. Comme s'il ignorait être au centre de l'attention, le vieil homme sort sa corde de tabac, qu'il mord pour en retirer une chique énorme. « Sang du diable, te fais pas prier, vieux Ben. Tu la racontes cette histoire ? ». « J'ai du mal à me concentrer, avec cette chaleur, et puis j'ai la gorge sèche », répond le vieux Ben. « Tavernier, sert de quoi imbiber le vieux croûton ».

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      Une fois la première gorgée avalée, en prenant soin de rejeter temporairement sa chique contre sa joue, le regard du vieil homme se fait plus malicieux. « Pour vous situer le décor , on se rendait à Mérida avec Rackham et sa clique. Manque de bol, on avait pas fait la moitié du chemin que la tempête nous a pris. Vous savez, ces saletés de tempêtes qui accompagnent une tornade. On avait beau courir grand-largue en ayant réduit la toile, on n'en menait pas large. Enfin moi, je me suis payé une bonne tranche, à l'abri du vent avec Ange dans la salle des compas. « Timonier, la barre dessous, ouest nord-ouest », que nous crie Xabi, le second. Le maître d'équipage s'égosille pour couvrir le bruit des rafales de vent et des lames qui s'écrasent contre la coque. « Bichon, aux bras de hunier au vent, leste. Dujardin, choque l'amure, une brasse ». Le Bichon s'élance avec une grâce incomparable vers les haubans de grand mât, distribuant des coups de pieds au cul aux plus traînards de son groupe. Faut les comprendre, avec des vagues de quatre bons mètres qui balayaient le pont, fallait être cinglé pour y traîner. D'ailleurs, en essayant de botter le cul de Lefranc le Bichon dérape, se retrouve sur le cul et glisse sous le vent en agitant les bras. Mais il s'accroche au bastingage pour ne pas tomber par-dessus bord. A peine sauvé, le v'la déjà sur ses pattes. Un coup de roulis sur l'autre bord, et notre Bichon s'envole à nouveau, pour être rattrapé par celui-là même à qui il avait tenté de botter le fondement. Par ma chique, je peux vous dire qu'il a pris cher, le Lefranc, parce qu'il s'y connaît Bichon, pour botter les culs. »

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       Tous les regards se tournent vers le pirate, grand, maigre et aux muscles saillants sous sa chemise sale et déchirée. Il grommelle un bon coup avant de lancer un regard furibond à l'auditoire hilare. « Bref, reprend le vieux Ben, c'était une sacré bon Dieu de tempête, mais on s'en est bien tiré. Faut dire que De Vercourt avait piqué droit sous le vent de Grand Caïman qui nous a servi de refuge pendant les quatre jours de tempête. Je me demandais pourquoi diable le capitaine scrutait l'horizon de sa longue vue. Tripes du diable, c'est qu'on avait... » Et le vieux Ben s'arrête, l'oeil rivé vers sa timbale de rhum déjà vide. « Ca y est, je suis déjà à cours d'inspiration ». Les marins ont le souffle coupé. Le temps semble s'être arrêté dans l'auberge du Rat qui Pète, quand quelqu'un s'exclame : « Tu t'endors tavernier, tu vois pas que le bois-sans-soif est à cours d'inspiration. Le diable m'emporte, voudrais-tu par hasard goûter de mon sabre ? ». Pour appuyer ses dires le pirate met sa jambe de bois sur le tabouret et lève la lame qu'il avait entrepris d'astiquer amoureusement depuis le début de la soirée. Le tavernier, devant les regards agressifs de l'assemblée frustrée de son récit, s'empresse de remplir la timbale vide. Comme par magie, comme si rien ne s'était passé, le vieux Ben reprend le cours de son histoire : « C'est qu'on avait perdu le Rackham, qui avait du courir vent arrière à sec de toile pour échapper à la tornade. Alors, par ma pute de mère, je monte sur la dunette et je m'approche du capitaine. « Ben alors, De Vercourt, c'est pas vrai que vous avez pas prévu de lieu de rendez-vous ». Alors il pose sur ma misérable personne un regard entre indifférence et mépris. « Au lieu de déblattérer, vieillard, ramène-moi la carte du Yucatan et le journal pris sur le « Matador », où figurent les routes commerciales venant de Maracaïbo ». Et voilà qu'il me tourne le dos et retombe dans sa contemplation de l'horizon. Ben je suis resté con, là, avec derrière moi le Bichon réprimant son rire gras. « Maître d'Equipage, qu'il dit le capitaine, trente hommes au grand cabestan, envoie grand-voile, brigantine et hunier. Ancre à déraper »

     Voilà que notre goélette à hunier cingle par vent frais plein largue vers le Yucatan. Il n'a pas fallu longtemps avant que la vigie ne se mette à hurler du haut de son perchoir : « Capitaine, trois voiles, non, cinq voiles à onze heures. Convoi probablement espagnol protégé par un navire de guerre ». Il a bonne vue, notre Bûcheron, parce qu'avec la lunette, c'est à peine si je devine des points sombres à l'horizon. Le capitaine lui crie « Quelle direction Bûcheron ? Par le diable, est-on repéré ? « Peux pas dire capitaine, en tout cas, il ne change pas de direction : nord-est ». Le capitaine appelle Xabi sur la dunette : « Nous allons les contourner, restez à distance constante et invisibles jusqu'à la nuit ». Instantanément, Xabi hurle : « Cargue grand-hunier et flèche de brigantine. Affale misaine et brigantine. Hisse les basses voiles du jeu de voiles noires. Timonier, la barre dessous, trente degrés. » En moins de temps qu'il en faut pour le dire, l'équipage du navire passe d'un grand calme à une excitation sans bornes. Autour de moi, les hommes commencent à douter : « Sainte putain, qu'est ce qu'on va foutre contre au moins cinq navires dont un vaisseau de ligne ». « T'as les foies Gérard ? », que je lui réponds, « Tu peux toujours plonger et rentrer chez ta mère à la nage ». « Le diable m'emporte si je ne t'écrase ton foutu nez imbibé de rhum, Ben, je disais juste que je m'demande comment le capitaine compte s'y prendre. T'as de la chance que je ne cogne pas les débris. » Un petit sourire de sa part comme de la mienne, et tout est dit. C'est foutrement beau l'amitié !

     On attend que la nuit tombe, tout en suivant de très loin le convoi. Dès que l'obscurité nous englobe, le convoi nous indique sa position par ses fanaux, preuve qu'il ne nous a pas repéré. En tant que quartier-maître, Ange touche deux mots à de Vercourt de l'état d'esprit de ses hommes. Le capitaine sort alors sur le tillac, emprunte le sifflet du maître d'équipage et appelle tous les matelots. « Tripes du diable, vous me décevez les enfants, ce n'est pas quelques centaines d'Espagnols qui vont vous terrifier. N'avons nous pas pris Vera Cruz, et un trois-ponts à cinquante ? Si vous étiez un membre de ce foutu convoi, à l'horizon, et que vous étiez protégés par un navire de guerre, une bonne Frégate de 30 canons de dix-huit, vous auriez peur de quatre-vingts pirates couards et veules ? ». Des murmures ont parcouru l'équipage, touché par le reproche. « Vous êtes d'accord avec moi, attaquer un tel convoi, c'est de la folie pure. Et bien c'est justement pour cette raison que nous vaincrons une fois de plus. La peste m'emporte si ces foutus Espagnols se doutent qu'ils vont se faire attaquer par une bande de forbans. Nous allons prendre ces navires un par un, à la faveur de la nuit et par la ruse. Ce n'est pas une misérable cargaison à la hauteur de votre piètre courage que nous allons ramener, mais cinq galions chargés d'un butin à faire palir Roberts lui-même. Etes-vous prêts à annoncer à Rackham que nous avons laissé filer un convoi chargé de vaisselle d'or et d'argent ? ». L'équipage, comme un seul homme se met à crier qu'il n'en est pas question et les matelots, l'or déjà devant les yeux lancent un triple hourra pour le capitaine. Moi aussi, mais je suis trop vieux pour me laisser aller comme ça et je vous avoue sans honte que j'avais des doutes sur le succès de l'opération.

     Cette nuit-là, il fait noir comme dans le cul de FetNat, mais les fanaux des Espagnols nous guident dans la pénombre. On navigue sous grand-voile et misaine seules, pour ne pas se faire remarquer. Rattraper le convoi est un jeu d'enfant, parce qu'ils ont mis en panne pour la nuit. Alors qu'on passe près du dernier navire du convoi, tous les hommes ne tiennent plus en place et attendent avec impatience le signal du capitaine. Alors que l'on est déjà bord contre bord, l'autre navire ne nous voit pas, mais nous pouvons distinguer les Espagnols sur le pont. Bon dieu de bois, not' capitaine nous a même pas donné l'ordre de préparer les grappins d'abordage. Moi, je ne tiens plus en place, faut dire que j'ai sacrément soif, quant à Bichon, il a les mains crispées sur sa hache d'abordage, alors qu'on dépasse peu à peu le galion Espagnol. Je me rapproche du capitaine, qui me dit sans me regarder. « Si tu ouvres la bouche, Ben, j'y enfonce mon sabre. Ce galion ne me convient pas. Passons au suivant ». Une fois le galion dépassé, les hommes n'en peuvent plus d'attendre, et De Vercourt les fait tous monter sur le pont : « Nous allons aborder un navire de petite taille par l'arrière. J'abas le premier d'entre vous qui fait feu. Maîtrisez les officiers, mais gardez le capitaine vivant. FetNat dirigera le groupe d'attaque ».

      Je sais pas si vous avez déjà navigué en faisant le moins de bruit possible, mais j'avais l'impression que nous faisions un barouf du tonnerre. Par ma chique, la galiotte dont on se rapproche par la poupe semble morte et déserte. Xabi fait mettre en panne, et le Pélican passe à l'honneur au cul de la galiotte, dont on peut lire le nom : « Libertad ». FetNat et dix hommes se hissent sur la galerie de poupe. Notre géant de nègre s'introduit dans la salle du conseil et en ressort quelques minutes plus tard avec le capitaine du Libertad, une dague sous la gorge, et les autres officiers. De Vercourt monte alors sur la dunette du Libertad et siffle les marins Espagnols sur le pont. « Soit vous vous rendez en douceur et tout se passera bien, soit vous ne coopérez pas et nous ne vous donnerons pas quartier. Je commencerai par faire sauter la tête de votre capitaine ». Les Espagnols, pour la plupart tirés du lit, n'ont pas fait de manière. « Xabi, fais charger nos canons à bord de la prise, tu as six heures. Utilisez les Espagnols comme main-d'oeuvre. Vous autres Espagnols, voici ce que vous pouvez attendre de nous en cas de coup bas ». D'un coup de sabre, De Vercourt fait sauter la tête du second du Libertad. Les Espagnols n'en mènent pas large et c'est à qui aide le plus au transfert des canons. Notre Charpentier se met ensuite au travail et ouvre des sabords dans la coque du Libertad en les camouflant.

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     De Vercourt et moi, on rentre dans la salle du conseil avec le capitaine du Libertad pour causer. Notre capitaine lui demande de lui donner les détails de la signalisation entre les membres du convoi. Il a cru nous avoir, ce gros porc suant, mais j'ai vite compris qu'il nous indiquait comment aider ses petits copains à nous cueillir. Ma pute de mère, je vous jure qu'il l'a regretté. Il a perdu sa main gauche, d'ailleurs, qu'on y a fait bouffer. Par la suite, le bougre s'est montré plus sincère. Avant que l'aube se lève, les canons sont déjà installés sur le Libertad et chargés à mitraille. Notre capitaine fait passer la moitié des gars de notre équipage à bord du Libertad, déguisés en Espagnols, et l'autre sur le Pélican. Et là, on n'a jamais autant ris. Une fois le jour levé, les pirates restés sur le Pélican nous simulent un abordage pitoyable, à grand renfort de coups de mousquet et de pistolet. Les autres pirates, dont j'étais, jouant le rôle des hommes du Libertad, leur mettent une tripotée monumentale. Evidemment, il n'y a de blessés chez nous ni d'un côté ni de l'autre, mais pour faire plus vrai, quelques Espagnols peu coopérants sont passés par-dessus bord ou par les armes de façon spectaculaire, pour donner le change aux autres navires espagnols du convoi. Comme le convoi s'était assez distendu pendant la nuit, le temps qu'il rapplique, nous avons largement le temps de simuler une prise du navire pirate et de hisser les pavillons indiquant notre victoire. Le Pélican, beaucoup plus petit que le Libertad, est attaché en allège à la poupe du Libertad, toutes voiles carguées, pour se présenter comme un navire tout à fait inoffensif. Par signalisation, le navire de guerre nous demande de nous rapprocher de lui pour prendre à son bord les pirates, comme l'avait prévu De Vercourt.

     Je suis vexé, parce que le capitaine me dit que je ressemble à rien et qu'on est cuit si je pointe mon nez de phacochère dehors. Quoi ? Il est très beau mon nez ! A ce propos, tavernier, une autre timbale... Et Xabi ne s'est pas gêné pour m'envoyer un coup de pied dans la gueule quand j'ai voulu voir ce qui se passait. Ah les salauds, je vous le dis, me refuser du bon temps parce que je suis vieux, c'est pas malheureux ? Bon, reprenons. Alors voilà, le navire de guerre Espagnol : l'Esperanza, se rapproche de nous à toute vitesse. Xabi fait carguer toutes les voiles du Libertad, sauf les huniers, pour faire croire aux Espagnols que nous allons l'aborder en douceur. En fait, notre faible voilure nous rend beaucoup plus maniable. Vous auriez du voir la tête des deux morceaux de femmes qui attendent avec impatience, accoudées au bastingage et ombrelles à la main, de voir des pirates de près. Elles n'ont pas été déçues. Alors qu'on passe à une encâblure seulement de l'Esperanza, le capitaine de ce bâtiment ne met pas plus de quelques secondes pour s'apercevoir de la supercherie. Mais c'est trop tard, parce que... ». Le vieux Ben crache sa chique par terre. Il sort nonchalamant sa corde à tabac du sac de toile posé à ses pieds. « Mais alors, qu'est ce que tu attends, Ben, tu continues, oui ? », ronchonne le grand gars aux muscles saillants et aux cheveux poivre et sel. Le vieux Ben, sans écouter les récriminations de Bichon et la rumeur au sein de son auditoire, mord dans sa corde à tabac et mâche consciencieusement.

Canons
     « J'en étais où ? Ah oui ! C'est trop tard, parce qu'on a déjà dépassé les trois quarts de la frégate. « La barre dessous, aux bras sous le vent, leste », crie Xabi. Et voilà qu'on arrondit la poupe de la frégate, qui présente son cul à nos canons. « Artilleurs, canons aux sabords, et feu à volonté ». Dans un fracas infernal, nos douze canons de dix-huit installés sur tribord, crachent leur mitraille. Les billes d'acier lacèrent la poupe fragile de la frégate, qu'elles traversent comme du papier, et balayent l'entrepont. En quelques secondes, les trois quarts de l'équipage de la frégate est réduit en charpie. Le sang s'écoule par l'arrière à gros bouillons et vient colorer la mer. De Vercourt hurle aux hommes rendus presques sourds par la canonnade. « Largue écoutes et amures. Chacun sur les vergues de grand voile, misaine et artimon. ». Dans un hourra général pour notre capitaine, les hommes se précipitent sur les haubans. Il faut dire que le franc-bord de notre galiotte était bien petit par rapport à celui de la frégate, si bien que pour accéder au pont ennemi, mieux valait se servir des vergues de grand-voile comme passerelles. Je monte aux côtés du petit Labotte, qui nous avait rejoint à peine un mois plus tôt. Il hurle de rire tellement les Espagnol se sont fait avoir par le stratagème. Je me retourne tout en grimpant comme un singe, malgré mes 64 piges et je vois un pierrier à piston dirigé vers nous. Je crie au petit de s'écarter tout en me laissant tomber pour éviter le boulet, mais le coup de canon couvre ma voix. Bon Dieu, je me retrouve suspendu en l'air, les yeux rivé sur Labotte, que le boulet a coupé en deux. Il continue à rire, ses deux jambes remplacées par un filet de chair sanguinolante. Corne du diable, c'est que je l'aimais, moi, ce garçon. « Ca va saigner », que je crie, toujours suspendu en l'air. « Acc'oche toi aux enfléchu'e, vieille peau, sinon c'est toi qui va saigner ». C'était FetNat qui continue à monter en me soulevant. Ah, ce gars-là, il est comme par hasard toujours là quand il faut ! Je me raccroche aux enfléchures et je manque de tomber en glissant sur le sang du petit, mais je peux vous dire que je ne suis pas le dernier sur la hune. J'en oublie presque que je ne suis plus gabier depuis l'âge de trente quatre ans, c'est-à-dire depuis trente ans. Nom de dieu, à l'idée de courir sur la vergue comme les autres pour sauter jusqu'au bastingage ennemi, je sens mes jambes se ramollir . Gérard, les yeux rouges et écarquillés par la vue du sang, s'arrête près de moi pour me chuchoter à l'oreille : « Alors Ben, on a les foies, tu peux toujours plonger et rentrer chez ta mère à la nage ». Puis il s'élance sur la vergue de petit hunier en hurlant de rire. « Ma mère, elle est en enfer, et tu vas pas tarder à la rejoindre. Place au troisième âge ! », que je lui crie en me jetant à sa suite. Et ben, je savais pas que je pouvais encore sauter comme un cabri, parce que je fais un bond qui me semble gigantesque, bien sept ou huit mètres, pour me gameller sur le pont ennemi quelques mètres en contrebas. L'Espagnol qui veut m'achever, je lui mets un coup de sabre de bas en haut et je ne donne plus cher de ses roupettes. Les Espagnols se retranchent sur le gaillard d'avant et nous sur le gaillard d'arrière. Si c'est pas malheureux de faire un bel abordage acrobatique pour se retrouver dans une guerre de barricades. Les barricades, c'est les morts qui s'entassent sur le pont. Il faut dire que même après le formidable tir de mitraille qui a fait maigrir les rangs des Espagnols, on est encore à un contre trois. Les Espagnols ne nous attendaient pas et ne sont pas tous armés, ce qui ne fait qu'augmenter le grand nombre d'Espagnols parmi les morts qui jonchent le sol. D'ailleurs, parmi les morts ou les vivants, pas de trace de Xabi, de De Vercourt ni du capitaine de l'Esperanza. Pute borgne, tu m'étonnes que le combat s'enlisait. « Leur capitaine est mort, écartez-vous pour laisser passer Xabi et le canon ». La voix n'est autre que celle de De Vercourt, qui sort convert de sang de la salle du conseil de l'Espagnol. Derrière lui, Xabi pousse un canon de dix huit chargé. Cinq hommes se précipitent pour l'aider. Alors que je pousse le canon, Xabi me dit : « Le diable m'emporte, Francis a sorti une botte fulgurante : parade en tierce, un beau froissement, un passage sous l'arme et il s'est fendu vers la gorge de l'Espagnol qu'il a transpercée ». Le canon en place, De Vercourt monte sur la barricade malgré les tirs de mousqueterie adverses et leur crie en Espagnol : « Votre capitaine est mort, rendezvous et nous vous donnons quartier ». Les Espagnols lui répondent par un tir de mousqueterie qui lui frôle les moustaches. Sans perdre son sang-froid, De Vercourt se retourne et nous dit calmement : « Faîtes feu, garçons ! » Le canon de dix-huit, chargé à mitraille, creuse comme une tranchée dans la barricade adverse, vite recouverte par la vingtaine d'Espagnols touchée par le tir. Les survivants restent interdits pendant une bonne minute, puis agitent un drapeau blanc. Bof, ils étaient pas méchants, et on leur a donné quartier. Les autres navires du convois se rendent sans faire de chichi, si bien qu'à la fin de la journée, Ange, notre quartier maître, fait rassembler tous les matelots Espagnols sur le tillac de l'Esperanza et s'adresse à eux dans leur langue :

Summer Sea
      « Nous venons de vous combattre mais nous sommes frères. Nous vous avons combattu pour votre propre liberté, matelots. Si vous désirez courir les mers librement, sans connaître d'autre maître que vous-mêmes, ralliez-vous sous le Pavillon Noir. Que vous soyez Francais, Anglais, Hollandais, Espagnols, Nègres ou Indiens, esclaves ou libres, vous êtes nos frères. Si vos chaînes vous plaisent, libre à vous de les garder et de retourner servir les puissants qui vous méprisent et à qui votre mort sera indifférente. Pourquoi regardez-vous notre pavillon avec appréhension, sa couleur vous effraie-t-elle ? Elle ne le doit pas, car seuls doivent trembler ceux qui méritent notre colère. Noir est notre pavillon, et voici pourquoi, frères : Noire est l'âme des seigneurs pour qui le peuple n'est que chair à canon. Noirs les complôts qu'ils ourdissent les uns contre les autres et dont la seule véritable victime est le peuple. Noire l'Eglise qui maintient le peuple dans l'ignorance et la terreur, en déclarant les rois bouchers de droit divin. Noires les souffrances des marins qui meurent sous le fouet s'ils osent regarder en face leur liberté. Noire sera notre vengeance, lorsque nous deviendrons plus puissants que les puissants. Noir est le canon : notre voix et notre bras. Noire est la terreur du puissant livré à la merci de ceux qu'il a opprimé. Si Dieu ne nous veut pas vainqueurs, alors le deviendrons nous par nous-mêmes, grisés par la beauté de la liberté que chaque jour nous embrassons. Si un jour un capitaine prend des allures de seigneur, il aura tout le temps de méditer son méfait, seul sur une île déserte, loin des compagnons qu'il a lui-même abandonnés. Les prétendus rois de droit divin ne sont autres que des malandrins à qui la chance a souri et permis de construire un royaume. Si notre flotte devient plus puissante que celle du Roy de France, alors celui-ci nous traitera comme les autres puissants. La seule différence viendra de sa nature de tyran, ce que jamais nous ne serons. Bienvenue parmi les descendants des Frères de la Côte, à un contre cent, à un contre mille, nous vaincrons, car la liberté est notre alliée et la fraternité notre devoir. Si nous devons mourir demain, nous mourrons l'âme en paix, car si courte qu'aura été notre vie, nous aurons au moins vécu »


     Personne ne remarque les quatre pirates qui s'éclipsent au moment où des gardes pénètrent dans l'auberge. Dans la nuit sombre et calme, De Vercourt, Ange, Xabi et FetNat, rejoints ensuite par Bichon et Ben, gagnent leur chaloupe, postée à quai dans le port de Basse-Terre. Ils rament vers le Pélican et les cinq navires Espagnols qui sont mouillés dans l'avant-port. Le clapotis paisible de l'eau contre la coque de la chaloupe n'est troublé que par les tirs de mousquet des gardes du gouverneur, vite étouffés par l'immensité de la nuit.

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F
Une sacré belle histoire qui donne envie de refaire un tour sur Pavillon Noir !<br /> Je pense même que je vais la relire un fois pour noter tous les petits détails qui auraient pu m'échapper ! :p
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